Plus rien ne bouge
La difficulté des partis d’opposition à fédérer le vote de protestation
(Chronique parue dans L’actualité, le 28 septembre 2022)
La campagne électorale 2022 au Québec semble vouloir se terminer de la même façon que celle en Ontario en juin dernier : comme elle a commencé.
Dans les deux cas, la formation politique qui compose le gouvernement sortant bénéficiait d’une longueur d’avance le jour du déclenchement de la campagne. Et les partis d’opposition n’auront pas réussi à réduire cette avance, malgré cinq semaines d’efforts.
Mais il y a plus : dans les deux provinces, aucun effet de polarisation dont aurait pu profiter un des partis d’opposition ne s’est produit. Et c’est cette absence de polarisation qui a drôlement aidé les gouvernements sortants. À défaut de se choisir un champion contre le premier ministre sortant Doug Ford, les électeurs ontariens ont voté en aussi grand nombre tant pour le Parti libéral que pour le NPD. Ensemble, les deux principaux partis d’opposition ont obtenu plus de votes que les conservateurs, mais — effet pervers du mode de scrutin uninominal à un tour — moins d’un siège sur cinq.
Au Québec, le saupoudrage des votes non caquistes semble conduire à un résultat encore plus hallucinant. Le Parti conservateur d’Éric Duhaime pourrait terminer deuxième au suffrage universel sans pour autant gagner un seul siège. Le Parti québécois obtiendra vraisemblablement assez de votes pour assurer une victoire aux caquistes contre des adversaires libéraux ou solidaires dans plusieurs circonscriptions, sans toutefois remporter plus d’un siège ou deux.
On pourrait appeler cela un échec des électeurs relativement à une obligation fondamentale : s’organiser pour faire en sorte que le gouvernement sortant ne soit pas reconduit au pouvoir avec une délégation parlementaire renforcée s’il n’a pas la majorité des voix.
Comment expliquer cet échec ? De deux façons, je crois. D’abord parce que très peu d’électeurs, même ceux qui n’approuvent pas les gouvernements sortants, ressentent une quelconque obligation de voter stratégiquement pour défaire les partis au pouvoir. C’est-à-dire que ni Ford ni Legault n’ont provoqué une polarisation, parce que ni l’un ni l’autre n’est polarisant. Ils sont imparfaits, certes, folkloriques, brouillons, ce que vous voulez, mais le solidaire d’une circonscription donnée n’est pas tenté de voter libéral ou péquiste juste pour assurer la fin de l’époque Legault. Comme peu d’Ontariens ont passé les deux ans de confinement à comploter avec leurs voisins pour provoquer la défaite du candidat conservateur local.
On est loin de l’époque où tout anglophone montréalais digne de ce nom votait libéral, même parfois en se bouchant le nez, pour barrer la route aux « séparatistes ». François Legault n’entraîne quand même pas la fin du beau risque canadien. On peut voter pour qui on aime.
Ce qui m’amène à une autre hypothèse. Je crois que, depuis quelques années, les clientèles des diverses formations politiques sont plus fidèles parce que le marketing politique se fait de façon beaucoup plus directe, et ce, à longueur d’année. C’est avec des envois massifs de courriels et par les médias sociaux que les partis politiques communiquent avec leurs clientèles cibles. Peu d’électeurs changent d’allégeance pendant les cinq semaines d’une campagne officielle, parce que la relation parti-militant et le travail de pointage pour identifier et fidéliser la base électorale sont constants.
Le journaliste est mal placé pour suivre cette partie du travail de marketing politique. Nous mettons plutôt le paquet pour suivre les caravanes des chefs. Pourtant, au niveau fédéral, une des priorités de Pierre Poilievre comme nouveau chef du Parti conservateur du Canada est… de mettre à jour le système informatique du parti, histoire d’effacer un avantage libéral dans l’identification et la motivation des sympathisants potentiels. C’est cet avantage que Gerald Butts, ancien conseiller de Justin Trudeau, a souligné après la courte victoire libérale de 2021, en chantant les louanges de « l’équipe méconnue de supergénies » dirigée par Tom Pitfield, un expert en informatique qui n’a presque pas donné d’entrevues en sept ans de gouvernement Trudeau.
J’ai été frappé par une remarque d’un important stratège libéral lors des élections fédérales de 2019. Il vantait le progrès fait depuis 2015 dans l’identification et la motivation des électeurs libéraux dans les circonscriptions-clés. Les discours de campagne de Justin Trudeau n’étaient-ils pas pour quelque chose dans les succès libéraux ? ai-je demandé. Longue pause. « Peut-être ici et là les discours du chef peuvent-ils avoir une influence marginale », le stratège a-t-il avoué du bout des lèvres.
Aux États-Unis, on s’étonne de ce que le New York Times appelle « la stabilité remarquable » de l’appui des électeurs américains à Donald Trump, malgré ses frasques récentes. Cette tendance s’observe aussi dans la politique québécoise, même si les personnages sont beaucoup moins spectaculaires.
Cela ne veut pas dire que les discours de campagne sont inutiles, mais peut-être qu’à l’ère numérique, le contact direct avec les électeurs a plus de poids que le quotidien des campagnes. Encore une fois, il s’agit d’une hypothèse, mais qui mérite d’être suivie et mieux étudiée.